Randa a demandé à la maitresse si elle pouvait prendre un livre pour la récréation. Elle est seule, assise au pied d’un des marronniers de la cour. Elle ne semble pas complètement passionnée par l’intrigue de son roman. Elle lève régulièrement le nez de son bouquin pour scruter les alentours. J’ai comme l’impression que ce livre lui sert d’excuse, de protection contre les moqueries d’Angèle et ses copines. J’ai bien vu le changement ces dernières semaines. On jouait souvent toutes ensemble ; parfois certaines d’un côté, d’autres plus loin. Il nous arrivait de nous disputer. « Des histoires de filles » comme disent les adultes. Les groupes d’amies pouvaient changer, se reconstituer, se mélanger. Mais chacune d’entre nous avait une place, quelqu’un avec qui partager du temps de récréation, papoter…
Depuis quinze jours le comportement d’Angèle a changé et l’ambiance de la cour de récréation aussi. Elle a centré son animosité sur Randa. Les maitresses n’ont pas l’air d’avoir vu quoi que ce soit.
Randa décolle à nouveau les yeux de son livre. Son regard se fixe dans le mien. Je prends mon courage à deux mains. Je quitte le groupe et me dirige vers elle avec un sourire.
« Fatima ! »
Je crie son prénom à travers la cour quand je la vois se diriger vers Randa. Elle n’a rien à faire avec elle. Aucune raison d’aller lui parler.
« Viens, j’ai quelque chose à te raconter. »
Après quelques hésitations, elle se retourne et revient vers nous. Quand elle arrive à la hauteur du groupe, je la recadre.
« Qu’est-ce que tu allais faire avec elle ! Laisse-là, elle est insignifiante. Elle ne sert à rien. »
Hors de question que quelqu’un quitte mon groupe sans mon accord. Désormais, je décide de qui joue avec qui. C’est moi qui dirige. Interdiction de me quitter, de partir… en tout cas ici à l’école.
Papa… pourquoi tu nous as quittés du jour au lendemain. Presque trois semaines maintenant… Bon sang, qu’est-ce que tu me manques… Faut que j’arrête de broyer du noir. Vite, une nouvelle idée pour faire rire les copines.
« Faisons un concours du surnom le plus ridicule pour Randa » leur proposé-je.
Les filles ne manquent pas d’imagination.
« Grande saucisse », « Chaussette pourrie », « Chouchoute à lunettes », « Grande chouchoute pourrie »…
Cette idée apporte un moment de franche rigolade dans le groupe. Une bonne occasion de s’amuser. Dans mon cerveau en ébullition arrive une nouvelle proposition (Quel génie !)
« Maintenant, on joue à Randa la contaminée !
— C’est quoi cela ?
— C’est comme un chat. Mais quand on est touché on devient Randa la contaminée ! »
Et c’est parti pour un nouveau moment de jeu ensemble. Qu’est-ce que je m’amuse avec tout le monde autour de moi, et moi au centre de l’attention.
Angèle. Toujours Angèle. Même si j’ai mon livre pour essayer de me concentrer sur autre chose, je vois bien, j’entends bien qu’elle fait tout pour me nuire.
Elles hurlent à tue-tête des surnoms tous plus idiots les uns que les autres. Vu la direction de leurs regards, je sais qu’ils me concernent. Ces mots sont tellement bêtes qu’ils ne devraient pas me toucher. Mais c’est plus fort que moi, ils pénètrent mon âme et mon cœur et usent encore plus le peu de confiance qui me reste. Je mets ma capuche pour couvrir les oreilles et essayer de ne plus entendre leurs caquètements. Pourquoi moi ? Je n’en peux plus.
Il n’y a que moi. Je dois vraiment être trop nulle pour que personne ne souhaite rester avec moi, qu’elles se moquent en permanence de ce que je dis, ce que je fais, ce que je porte, ce que je suis. J’ai bien essayé de les amadouer en apportant des bonbons. Elles semblaient contentes, les ont dévorés. Puis elles m’ont (re)jetée avec l’emballage vide. Moins importante que des fraises tagadada…
Je ne veux plus les voir, plus les entendre. Je veux que cela cesse. Mais personne ne semble comprendre ce qui se passe. Au début, je suis allée voir les maitresses de surveillance de récréation pour leur expliquer qu’elles m’embêtaient.
« Ce n’est pas grave. »
« Ce ne sont que des petites disputes. »
« Arrête de venir nous voir tout le temps pour des choses aussi insignifiantes. »
Insignifiante, c’est ça, je suis insignifiante. Pas la peine d’aller voir les adultes puisque ce n’est pas grave.
Je n’arrive plus à rien, même plus à me concentrer sur un livre. Il s’agit pourtant de mon roman préféré “Le bizarre incident du chien pendant la nuit”. Je l’ai déjà lu à plusieurs reprises. Mais là, impossible de suivre le fil de l’histoire. Je me sens trop mal. Alors, j’ouvre une page au hasard et je fais semblant.
J’ai envie de partir loin d’ici, très loin, pour toujours.
« Randa m’inquiète. Les résultats de votre fille sont en nette baisse. Elle qui était si brillante se retrouve avec des résultats tout juste corrects. »
J’ai l’impression d’y aller un peu fort, mais peut-être que cela incitera Mme N’Moga à me dire ce qui ne va pas. Elle a tout de suite accepté ce rendez-vous que je lui ai proposé après la classe.
« Mme N’Moga, excusez-moi si je suis indiscrète, mais y a-t-il eu un changement particulier dans la vie de Randa qui permettrait d’expliquer ces notes ? »
Mme Senon me questionne sur ma vie privée. Malgré le tact qu’elle y met, je trouve cela gênant.
« Rien du tout. Nous avons le même équilibre depuis ces dernières années. La même routine, les mêmes habitudes. »
J’espérais que la maitresse m’apporterait des réponses aux crises matinales de Randa. Mais finalement elle semble aussi perdue que moi.
« Je me demande si ce ne sont pas ces mauvaises notes qui la contrarient et entrainent ce refus de venir » ajouté-je.
Elle cherche la solution dans un changement à la maison. Je cherche la solution dans la baisse des notes.
Nous nous quittons sans réponse mais en se promettant de se contacter au moindre indice qui permettrait de comprendre la situation et d’aider Randa. Elle me donne même son numéro de téléphone portable personnel au cas où…
Partie 2/4 de Enfer d’école, écrit par Cyrille Largillier partagé sous licences libres Creative commons by-sa et Art Libre. Retrouvez le texte intégral sur cyrille.largillier.org